Lady Vengeance : Approche du film


Lady Vengeance, dégoût et des couleurs


Lady Vengeance, troisième opus de la trilogie sur la vengeance, se révèle à chaque lecture d’une profusion et d’une jouissance dans la mise en scène incroyable. Le film conclut ce violent cycle, après Sympathy for Mr. Vengeance et Old Boy, en condensant et dépassant ce que Park Chan-wook avait pu mettre en place dans les deux précédentes histoires.

D’entrée de jeu, le ton est installé sans fioriture. Passé un joli générique mêlant sinuosités du corps, de plantes vénéneuses et l’onctuosité d’une pâtisserie, le tout nappé d’une couleur rouge sans équivoque véritable, le film débute sur la sortie de prison de Lee Geum-ja, l’héroïne (interprétée par Lee Yeong-ae, déjà présente dans Joint Security Area). Un groupe de choristes en habits de Noël l’attend patiemment, parlant d’elle comme de la « détenue au grand cœur ». Le chœur entame une chanson heureuse tandis que Lee Geum-ja s’avance déterminée, regard caméra, vers le groupe. Le chef de la chorale se détache des autres pour offrir un gâteau au tofu, signe de pureté, le regard visiblement plein d’espoir et d’émotion, qu’un flashback et une voix off nous confirment. On y aperçoit quelques bribes du passé, la transformation de cette jeune femme à la fois fragile et ravageuse. Le retour à la scène initiale rompt ce climat presque joyeux. Lee Geum-ja fait tomber volontairement le gâteau par terre et poursuit sa route sous les regards horrifiés de la chorale tandis qu’elle lance un serein et narquois « Allez tous vous faire voir ».



Cette première scène détonante contient tous les éléments du film, comme un puzzle que la narration va venir remettre dans l’ordre. L’humour, la violence, l’onirisme et un certain encadrement social sont d’emblée présents.  Qui est vraiment Lee Geum-ja ? Que cherche-t-elle ? Ce n’est qu’au terme du long métrage que la réponse deviendra claire, tandis que le portrait tortueux de la jeune femme se dessine, entouré d’une galerie de personnages bien prononcés. Comme toujours chez Park Chan-wook, la dimension politico-sociale vient uniquement servir l’histoire, jamais l’inverse. On trouvera donc bien certains éléments comme la prison, la pédophilie, la lutte des classes, la place de la femme dans la société qui participent d’une radiographie de la Corée du Sud, mais cela n’est jamais le but premier. Pour Park, il s’agit d’abord d’inspecter la genèse d’une vengeance, les hésitations, l’expiation autant que la construction machiavélique d’un plan.

La structure en puzzle, amplifiée par la multiplication des points de vue et des récits, sert à donner un rythme à la narration. Ce procédé de construction en puzzle avait déjà été employé depuis Joint Security Area (où la jeune militaire interrogeait diverses personnes pour tenter d’élucider le mystère autour d’une fusillade) ou même dans Old Boy. Ce plaisir du puzzle donne des moyens assez grands en termes de scénario, mais aussi permet d’associer le spectateur à l’enquête. La figure même du puzzle apparaît dans le film, lorsque Lee Geum-ja rassemble les morceaux d’un schéma devant servir à construire un revolver particulier. Là où le puzzle servait l’affaire, il ne compte dans Lady Vengeance que pour dresser le portrait de la jeune femme et de son plan, davantage que pour cerner le véritable méchant de l’histoire. En cela, Park Chan-wook évolue dans la construction de ses récits.



La femme est centrale dans le cinéma de Park Chan-wook, notamment dans Lady Vengeance. Tour à tour manipulatrice, victime, rédemptrice ou simple observatrice, elle ne cesse d’accompagner le récit. L’incursion dans le milieu carcéral avec sa galerie de détenues permet à Park Chan-wook de diffuser progressivement les facettes de Lee Geum-ja. Les retournements dans la psyché du personnage sont fascinants, puisqu’il dévoile la tension qui naît dans l’esprit de la jeune vengeresse, désireuse autant de corriger son passé que de construire son avenir.  La femme est souvent affiliée à la question de la maternité ou de l’enfant dans l’œuvre de Park Chan-wook. Dans Lady Vengeance, les deux aspects se retrouvent puisque la jeune femme récupère sa fille, doit affronter le deuil des autres parents et ne trouve un salut que dans l’amour maternel qu’elle développe.

Le développement de Lee Geum-ja évoque une autre dimension thématique du cinéma de Park Chan-wook. La mutation des êtres est souvent au cœur de ses films. Dans Old Boy, un violent choc transforme peu à peu le protagoniste, tout comme dans Thirst, la maladie vampirique change à jamais les deux héros et bouleverse l’environnement des autres personnages. Dans Lady Vengeance, le choc initial tient de l’arrestation de Lee Geum-ja et des horribles évènements qui y sont affiliés. L’héroïne devient un être en apparence froid, jouant des illusions jusqu’au nouveau choc des retrouvailles avec sa propre fille qui transforme à nouveau la femme en lui redonnant une humanité. Il s’agit à chaque fois de réconcilier le trauma et les évènements extérieurs, selon chaque film la résolution se solde par un échec tragique ou par une rédemption.



La violence des intérêts personnels entraîne souvent des chocs impressionnants dans le cinéma de Park Chan-wook. Dans Lady Vengeance, la violence est multiple, à la fois sournoise et brutale, mais un constat d’échec se laisse entrevoir lorsque la vengeance et la violence paraissent incapables de résoudre le vide de l’absence ou de remplacer la justice. A travers sa trilogie, Park Chan-wook aura exploré diverses phases de la vengeance, de la pulsion vengeresse à la riposte froide et calculée. Avec Lady Vengeance, les représailles trouvent un entre-deux que la conclusion dépasse.

Pour contrer la rudesse de cette violence immanente, Park emploie depuis l’origine de longues séquences oniriques qui viennent sublimer les séquences de réalisme plus crues. Qu’il s’agisse de rêves doux (assez rares), d’expériences sensorielles irréelles ou de fantasmes voraces (tel Lee Geum-ja trimbalant son persécuteur dans la neige), l’onirisme est partie prenante de l’évolution du récit. Il permet à la fois de contrebalancer le rythme de l’intrigue et d’apporter des espaces libératoires pour la tension. Cet onirisme se retrouve par exemple dans la version director’s cut de Lady Vengeance. Park Chan-wook y fait le choix de tourner les dernières scènes en noir et blanc, partant de couleurs vives à des couleurs plus ternes au fur et à mesure que Lee Geum-ja se rapproche de sa vengeance. Lorsque les parents se retrouvent après leur vengeance, les seules couleurs présentes sont celles de leurs porte-clefs, souvenir de leurs enfants perdus, comme un reste de vie qui les accompagnera par la suite. L’onirisme est ainsi une manière pour Park Chan-wook de se répandre dans des mises en scènes flamboyantes où chaque élément prend une dimension particulière.



Le dégoût de la vengeance et de la violence est nuancé tout au long de Lady Vengeance de deux façons. D’un côté, les couleurs chatoyantes, une imagerie iconique parfois kitsch, viennent adoucir le début du récit avant que la transformation du personnage, ses hésitations, son humanité affleurant s’affichent de façon plus sereine dans l’image, avec moins d’effets visuels pour laisser davantage de place aux protagonistes.

En concluant sa trilogie avec Lady Vengeance, Park Chan-wook choisit consciemment de donner à sa réflexion sur la vengeance une touche plus humaniste, plus positive que dans les précédentes œuvres, signe d’une évolution et d’une maturité. A chaque lecture, Lady Vengeance se dérobe pour mieux se dévoiler, témoignage d’une vraie passion pour le cinéma, ample et intimiste. 



Park Chan-wook : le fou, la brute et le savant


Horizon du cinéma coréen


Le cinéma coréen a connu une histoire en dents de scie et une évolution assez tardive. Dès les débuts du cinéma, la Corée découvre cet art nouveau. Les premières projections publiques ont lieu à partir de 1903 et il faut attendre les années 1920 pour que les premiers films soient réalisés en Corée, dont Arirang de Na Un-kyu, réalisé en 1926 et considéré comme l’une des œuvres maîtresses de cette époque. La séparation de la Corée, la guerre puis l’occupation américaine changent la donne. La confrontation à une nouvelle culture accélère chez certains le goût du cinéma. Kim Ki-young, qui deviendra par la suite l’un des grands cinéastes coréens, fait ses premières armes durant la guerre en tournant des documentaires avec du matériel américain avant de se lancer dans une vraie carrière de cinéma. Le pays étant dirigé jusque dans les années 1980 par deux pouvoirs autoritaires, dont la seule pause se profile entre 1960 et 1961 (entre la fin du règne de Syngman Rhee et l’arrivée de Pak Chung-hee), époque où Kim Ki-young tourne La Servante, son œuvre la plus célèbre, la même année qu’Aimless Bullet de Yoo Hyeon-mok, c’est réellement avec les années 1980 que la Corée du Sud prend davantage de libertés et que de nouveaux cinéastes émergent. Ce bref historique permet de comprendre l’explosion qui a eu lieu à partir des années 1990 et qui a révélé dans les années 2000 une vague de réalisateurs coréens reconnus internationalement.

La servante, de Kim Ki-young
Au cinéma le 11 juillet 2012

Park Chan-wook appartient à cette génération de cinéastes apparus dans les années 1990, nourris de cinéma américain et des quelques œuvres coréennes existantes (Kim Ki-young ayant notamment eu une forte influence sur le réalisateur). Son cinéma se développe progressivement pour atteindre un style à la fois grand public et personnel.

Les premières armes 


Le jeune Chan-wook, né en 1963, se lance dans des études de philosophie (notamment sur la question de l'esthétique) qui le déçoivent rapidement par leur aspect trop académique. Après son diplôme, alors qu’il n’a qu’une expérience très réduite de la réalisation, le jeune homme intègre l’équipe de production du film Ggam-dong, de Yu Young-jin. Poursuivant la construction de sa culture cinéphilique, Park Chan-wook apprécie Hitchcock, Nicholas Ray, les réalisateurs hongkongais ou encore Sam Raimi. L’homme décide de passer le cap et se lance dans la réalisation en 1992 avec un premier métrage qui fera référence à tous les cinéastes qu’il estime. The Moon is the Sun’s Dream s’avère un essai formel plus qu’une vraie réussite filmique. Après ce premier échec, Park Chan-wook ne tournera plus durant cinq ans. Son goût pour le cinéma ne connaît aucune défection cependant et il rédige durant cette période un livre de chroniques autour du cinéma, intitulé Vidéodrome : The Discrete Charm of Watching Films. Explorant autant les films à gros budgets (on y trouve un article sur Alien 3) que des œuvres plus confidentielles, le livre devient un succès auprès des cinéphiles et donne l’opportunité à Park de se faire une première réputation. Il décide alors d’entamer un deuxième film, Threesome (en 1997). Cette comédie d’action sous forme de road movie reçoit un très mauvais accueil de la part de la critique qui y voit à nouveau un objet de cinéphile trop référencé et parodique. Cette fois-ci le cinéaste ne se démonte pas et commence un nouveau métrage pour renforcer son style personnel. En résulte Trial, film noir très formel qui servira de prélude aux prochaines œuvres du réalisateur. Pour l’heure, Park Chan-wook demeure un inconnu, à l’exception de quelques aficionados coréens. Nourri de ses échecs, il travaille sur des productions et des scénarios pour d'autres longs-métrages, ce qui lui offre l'opportunité d'améliorer sa connaissance du métier. 

Moon is the sun's dream


Threesome

De son premier succès à la trilogie sur la Vengeance


En 2000, l’homme se voit confier la réalisation du film Joint Security Area, sorte de thriller militaire débutant par une fusillade à la frontière entre Nord et Sud. Complexe, alternant enquête et flashbacks dans une trame labyrinthique, JSA laisse présager à la fois l’importance formelle qu’apporte Park à ses films ainsi que son attention à la direction d’acteurs. Dès JSA, un personnage féminin tient un des rôles centraux, annonçant un élément clef de sa filmographie. Joint Security Area devient à sa sortie l’un des plus gros succès de l’histoire du cinéma coréen, avec plus de 6 millions d'entrées, dépassant le succès de l'année précédente Shiri, de Kang Je-gyu. L’aspect film d’action mêlé à un fond historique et politique enthousiasme le public et la critique, propulsant Park Chan-wook parmi les figures à suivre.

Joint Security Area

Devenu d’une certaine manière un cinéaste culte et commercialement attractif, le Coréen se lance dans une nouvelle réalisation, Sympathy for Mr. Vengeance (2002). Les effusions formelles sont encore nombreuses, mais plus matures que par le passé. Le récit d’une prise d’otage et d’une vengeance qui tournent mal, d’une noirceur et d’un réalisme exacerbé, dérangent autant qu’ils passionnent. Le goût pour le hors-norme et une certaine grandiloquence se renforcent à cette époque.

Sympathy for Mister Vengeance

Old Boy, synthèse entre le thriller labyrinthique à la Joint Security Area et le récit de vengeance abrupte façon Sympathy for Mr. Vengeance, sort en 2003. Récit tortueux, mise en scène très soulignée, goût pour l’extrême, Old Boy est sélectionné à Cannes et reçoit le Grand Prix, décerné par Quentin Tarantino. Le film connaît un vif retentissement, notamment pour la fameuse scène où le personnage dévore un poulpe vivant devant la caméra. Ce mélange entre onirisme fantasmagorique et réalisme accru passionne certains et rebute les autres.


Old Boy

Tandis qu’il prépare déjà la suite de ce qui va devenir la Trilogie de la Vengeance, Chan-wook participe au tournage de 3 Extrêmes (2004) en concoctant l’un des court-métrages. Entouré de Takeshi Miike (dernièrement Death of Samourai et For Love’s Sake, tous deux sélectionnés à Cannées en 2011 et 2012) et de Fruit Chan (Nouvelle Cuisine), Park Chan-wook s’engouffre dans un récit à la fois horrifique et humoristique. Cut conte la façon dont un réalisateur à succès se voit aux prises avec un fou qui le force à tuer un enfant sous peine sinon de couper un à un les doigts de sa femme. Outre la violence sanguinolente et le foisonnement visuel, on trouve déjà quelques attraits pour le film de vampire (qui occupe par la suite une grande place dans la carrière du cinéaste).



Pour conclure sa trilogie, après un premier film autour d’un jeune couple, d’un deuxième portant sur un homme, Park Chan-wook réalise en 2005 Lady Vengeance (ou Sympathy for Lady Vengeance) s’intéressant cette fois-ci à la femme (et mère). Lady Vengeance ne connaît hélas pas le retentissement d’Olé Boy malgré une présentation au Festival de Venise. Pourtant, cette œuvre parvient à unir son humour personnel, parfois très noir, un lyrisme onirique qui va continuer de croître, une violence glaçante et son goût pour l’émotion forte. La noirceur de cette dernière œuvre abordant de front le thème de la vengeance pousse l’auteur à se tourner vers de nouveaux horizons.

Lady Vengeance

Les nouvelles facettes de Park Chan-wook


En 2006, Park Chan-wook signe I’m a cyborg but that’s ok. On songe à Vol au-dessus d’un nid de coucou sans la dimension politique de ce dernier. Le cinéaste y suit une jeune femme internée dans un hôpital psychiatrique pour s’être prise pour un cyborg. Personnages haut en couleurs, romance autant que comédie noire, I’m a cyborg but that’s ok est en partie un ovni qui manque parfois un peu de rythme et d’ampleur, mais dont l’univers et la mise en scène demeurent séduisants. Le film connaît à l’international un accueil plus mitigé que les précédents opus. Son changement de ton et d’univers déconcertent certains, mais permettent à Park Chan-wook de prendre du recul par rapport à son propre travail.


I'm a cyborg but that's ok

Il revient en 2009 avec sans doute son film le plus abouti : Thirst, en compétition officielle à Cannes en 2009, qui reçoit le prix du jury. Thirst est à la fois une révision du mythe du vampire et de Thérèse Raquin, l’un des chefs d’œuvre d’Emile Zola. Sa virtuosité atteint des sommets, bien que certains jugent sa mise en scène trop appuyée. Le film est ambitieux, rythmé, implacable. Riche de sens et d’explorations narratives, Thirst est une pierre angulaire dans la filmographie de Park Chan-wook en condensant ce qui faisait la force de ses autres films. 


Thirst

Depuis ce dernier long métrage qui connut un beau succès critique et public, Park Chan-wook n’a réalisé qu’un moyen métrage tourné avec un iPhone, Paranmanjang en 2011. Moins réussi sur le plan narratif, ce film s’apparente à un défi de réalisateur, libératoire et amoureux du cinéma, pour explorer les possibilités des nouveaux outils technologiques. L’essai est réussi, même si Paranmanjang (Des hauts et des bas) demeure un film expérimental non dénué de poésie et confirmant le talent du cinéaste capable, avec des moyens limités, de construire des mises en scène sublimes.



Loin de se retirer du monde, Park Chan-wook travaille aux Etats-Unis, pour la première fois, à une nouvelle adaptation du mythe de Dracula intitulé Stoker. Le film devrait être terminé pour 2012 et comptera au casting Nicole Kidman, Matthew Goode, Alden Ehrenreich ou encore Mia Wasikowska.  Il devrait ensuite se lancer dans un nouveau projet, l’adaptation du film de Costa-Gavras Le Couperet, intitulé The Ax.



Fort d’un cinéma prestigieux et reconnu, Park Chan-wook tisse une œuvre à la fois flamboyante, exubérante, vibrante et sensible. Certaines thématiques s’étendent d’un film à l’autre, tels la violence, la figure féminine, le monstre, le rêve, la construction identitaire tout en s’efforçant d’évoluer à chaque nouvel opus. Et c’est bien parce qu’il est capable à la fois de se perdre dans des extrêmes à la limite du grotesque, d’oser casser les rythmes et les habitudes sans jamais perdre de vue le spectateur, tout en construisant des films rendant hommage à ses références, que Park Chan-wook parvient à harmoniser en lui les casquettes du fou, de la brute et du savant, rendant sa filmographie envoûtante et remarquable.

En une vingtaine d’années, Park Chan-wook est devenu l’une des figures de proue de la nouvelle génération coréenne, aux côtés d’autres grands cinéastes comme Bong Joon-ho, Kim Ki-duk, Im Sang-soo, Hong Sang-soo ou Lee Chang-dong. L’avenir lui offrira sans doute la possibilité d’assagir son style pour acquérir une maturité lui permettant de nous éblouir encore sans se perdre dans sa propre toile. 

Pour aller plus loin : 

Korean Film Directors Series, Park Chan Wook, 2006


Vodkaster: http://www.vodkaster.com/actu-cine/Park-Chan-Wook-The-Ax-Costa-Gavras-Le-Couperet-2290

Vidéo :



Moon is the sun’s dream : http://www.youtube.com/watch?v=jZfk_wUWTXw


Joint Security Area (2000) : http://www.youtube.com/watch?v=TjzwuuJG0cQ

Sympathy for Mr. Vengeance (2002) : http://www.youtube.com/watch?v=4FyK2KFjAyI

Old Boy (2003) : http://www.youtube.com/watch?v=QOmFSTQNfS8




I’m a cyborg but that’s ok (2006) : http://www.youtube.com/watch?v=il3ZmlrjYDg





Steak, film dur à cuire


Sorti en juin 2007, Steak occupe une place à part dans le cinéma français des années 2000. D’abord parce que le film, distribué sur 450 copies une semaine de fête du cinéma, fut un petit accident industriel, cumulant en fin de carrière moins de 300 000 entrées (loin des 2 millions de spectateurs réunis par Eric et Ramzy avec La Tour Montparnasse infernale). Ensuite parce que les 78 minutes de Steak composent une étincelante réussite artistique, aussi drôle qu'oppressante : ce qui aurait pu relever au départ d’un simple collage de références américaines (entre GreaseOrange Mécanique, Elephant et Twin Peaks) s’impose en effet comme un authentique cauchemar éveillé, sublimé par le concept de « rire froid » cher à son auteur, Quentin Dupieux.



Détruire le duo


Musicien électro connu sous le nom de Mr. Oizo, le réalisateur avait fait ses premiers pas cinématographiques en 2001 avec Nonfilm, moyen-métrage autofinancé qui ne fut jamais visible en salles. La tonalité incongrue et dérythmée de ce premier essai permit néanmoins à Quentin Dupieux d’être contacté par Eric et Ramzy pour le projet Moyen Man. Pas intéressé par le scénario, le cinéaste va cependant écrire un autre projet pour les deux comiques, souhaitant de son propre aveu « détruire le duo afin de pouvoir les considérer l’un et l’autre comme des comédiens à part entière ». StudioCanal, La Petite Reine (société de production de Thomas Langmann) et Remstar (société canadienne), donnent alors leur feu vert : tourné au Canada en 35 jours pour un budget de 6 millions d’euros (ce qui place selon Dupieux le projet dans la catégorie « molle et inconfortable » du film moyen), Steak porte la marque d’un créateur de talent. Après 3 jours de rodage sur le plateau, Quentin Dupieux refuse définitivement les champs-contrechamps, optant pour une réalisation riche en plans-séquences et en zooms lents, à des années-lumière du découpage frénétique souvent utilisé par les comédies hexagonales contemporaines.


Mélange des genres


C’est donc à l'aide d’une totale maîtrise stylistique que le cinéaste peut déconstruire les codes de différents genres cinématographiques pour mieux les tirer vers l’abstraction. Dès les premières minutes, Steak fait s’entrechoquer la chronique militaire, le teen movie, le thriller sanglant et le film d’hôpital, sur fond d’erreur judiciaire. Une fois ces stéréotypes du cinéma américain convoqués, Quentin Dupieux marque son territoire esthético-linguistique en travaillant sur la tension des silences puis sur la violence que la société inflige aux visages - et aux esprits. Venu accueillir Blaise (Eric Judor) qui a passé sept ans en internement, Georges (Ramzy Bédia) arbore un vaste pansement facial et tente d'expliquer à son ancien acolyte les changements de codes sociaux - à commencer par l’apparition d’un Nouvel Humour - intervenus  durant son absence : au sein de ce long plan-séquence en voiture, Quentin Dupieux enregistre la distance insoluble qui sépare désormais les deux anciens amis. Tout le reste du film va ainsi s’évertuer à isoler les figures de Blaise et Georges, qui cherchent chacun de leur côté à se faire accepter par une bande de glandeurs rocambolesques, les Chivers.


Chivers !


Composée de Jonathan Lambert, Laurent Nicolas et des illustres musiciens Kavinsky et SebastiAn, la bande des Chivers symbolise la frime et la fumisterie dans ce qu'elle a de plus attachant. Pour Quentin Dupieux, il s’agit moins de dénoncer à travers cette bande les diktats de la mode, le règne de la chirurgie esthétique ou l’hygiénisme maladif de la société (intentions qui lui ont été prêtées) que de décrire le besoin viscéral de rattachement à une communauté et in fine la crainte de la solitude. Constatant le gouffre existentiel que représente la simple hypothèse de leur séparation, Eric et Ramzy finissent ainsi par se rejoindre dans une brutale conclusion en forme de boucle fataliste. Dans l’univers parallèle de Steak, la folie n’est jamais loin et l’asile psychiatrique constitue un lieu matriciel (représenté par des images vidéo en noir et blanc) auquel on finit toujours par revenir. La fin du film peut en cela évoquer les derniers instants de Monty Python : Sacré Graal !


Ovni culte


Illuminé par la radieuse photo de Riego Van Werch, Steak se permet des détours d’une sereine étrangeté (voir la « bretelle scénaristique » formée par le kidnapping de la petite fille, hommage revendiqué à une séquence du Fantôme de la liberté de Luis Bunuel). La bande originale, parcourue par des fulgurances électros et des ruptures de tonalités, fut composée par Sébastien Tellier, SebastiAn (tous deux acteurs dans le film) et Mr. Oizo/Quentin Dupieux en personne. Le cinéaste a finalement beaucoup coupé de cette musique pour  éviter un "trop-plein de coolitude gratuite". Maintenant un équilibre tout personnel entre une noirceur et fantaisie, Quentin Dupieux signait là un remarquable ovni filmique, rapidement devenu culte pour une poignée de fans. Toute l’originalité du parcours de Steak est d'ailleurs résumée par ces propos d’Eric Judor dans Les Cahiers du cinéma de septembre 2007 : « En quelque sorte, on amenait un film d’art, disons un film différent, au grand public. Logiquement c’est un film qui doit sortir sur 30 copies. Là avec 450, il était accessible à tous. »

Damien Leblanc,  pour Les Couleurs de la Toile


Sources et sitographie :


Critique de Chronicart :

Eric et Ramzy, petite présentation


Eric Judor et Ramzy Bédia : Electrons libres du divertissement français

Eric et Ramzy forment un duo d’humoristes à part dans le paysage français. A l’exception de quelques enfants dans le dos (Il reste du jambon ? pour Ramzy et la série Platane pour Eric) et de quelques égarements, les deux compères ont principalement construit une carrière à deux, une unité à laquelle ils continuent de revenir près de vingt ans après leurs débuts. 

Les mots - Hyperbole

Au milieu des années 1990, ils se rencontrent, se découvrent et commencent à officier sur scène dans de petits spectacles comiques. Rapidement, la sauce prend et le duo débarque sur les ondes radios (Nova, Fun Radio). S’ils parviennent progressivement à se faire une réputation, c’est avec leur arrivée loufoque sur M6 que les deux larrons sont révélés au grand public. Les Mots d’Eric et Ramzy, cette courte séquence où le duo tentait d’expliquer un mot du dictionnaire, devient une référence. Fraîcheur, candeur, je-m’en-foutisme, dérapage plus ou moins contrôlé donnent à ce couple une tonalité burlesque qui séduit. Les deux s’emploient à jouer les gamins, les idiots pas méchants. Les Mots est un succès qui leur permet, tout comme les spectacles qu’ils poursuivent à côté, de construire des rôles et des caractères que l’on retrouvera dans une bonne partie de leurs films. Avec la série H (71 épisodes diffusés de 1998 à 2002), Eric et Ramzy confirment aux côte de Jamel Debbouze leur carrure de nouvelle figure du comique bébête et jouissif. Ils se permettent à peu près tout, déclenchent le bordel partout où ils passent sans jamais s’attaquer à personne ni chercher à élaborer un discours politico-social
trop marqué.


Série H

La Tour Montparnasse infernale, sorti en 2001, n’est pas leur première apparition au cinéma (ils avaient déjà joué dans Le Ciel, les oiseaux et...ta mère !), mais le film marque leur premier rôle à succès. Dégommant tous les clichés du genre, s’amusant autant avec Die Hard que La Tour infernale, le film cartonne et tout le monde s’engouffre dans la faille Eric et Ramzy. Un peu trop vite peut-être car les projets suivants s’avèrent assez fades. L’année 2004 voit ainsi sortir Double Zéro puis Les Dalton, deux films dont le duo déplorera les choix de mise en scène. Réalisateur de la parodie d’espionnage Double Zéro, Gérard Pirès ne rentre pas dans le délire absurde d’Eric et Ramzy et ignore leurs envies d'improvisation en se contentant de coller au scénario avec sérieux. De même, si les Dalton est imaginé par le duo comme un hommage amoureux aux poussiéreux westerns spaghetti, Eric et Ramzy se retrouvent à leur grande surprise dans des décors de dessin animé. Il faut dire que le duo souhaitait au départ confier la réalisation à Michel Hazanavicius, mais que la production lui a préféré Philippe Haïm, réalisateur malheureusement peu doué pour la comédie.

BA Tour Montparnasse Infernale


BA Double Zéro

Après ces fâcheuses expériences, quelques apparitions cinématographiques occupent Eric et Ramzy parallèlement à leurs spectacles. C’est le temps de Il était une fois dans l’Oued, Barfuss (pour Eric) ou  Bled Number One (pour Ramzy). Nous arrivons alors en 2007, où sort sur les écrans français un ovni improbable parlant de chirurgie esthétique, de bandes de lycéens et de tueur en série qui s’ignore. Steak croise l’univers incongru du musicien Quentin Dupieux et la douce folie d’Eric et Ramzy. Le film réussit avec maestria à redéfinir les ressorts comiques du duo en travaillant sur la possibilité de leur séparation et sur la cruelle solitude qu'elle implique. Sorti sur 450 copies, le film n’attire que modérément le public (moins de 300 000 entrées) et déconcerte certains fans du duo. Steak constitue pourtant un tournant dans la carrière cinématographique des deux comédiens. Après cela , tout est permis : Eric et Ramzy participent à la création de la série animée Moot-moot, tout aussi décalée que le reste de leur travail, puis se lancent ensemble dans la réalisation d’un premier long métrage.

BA Steak

Extrait Moot-Moot

Ils sont grands, ils sont indépendants et ils signent en 2008 Seuls Two, où un flic et un voyou se poursuivent dans un Paris désert. Le résultat surprend et convainc une partie de la critique, autant que du public. Mais à force de prendre de la bouteille, il fallait bien que les deux joyeux drilles empruntent des chemins séparés. Ramzy joue dans différents films avec des rôles plus mûrs comme dans le film de sa compagne Anne de Petrini, Il reste du Jambon ? (dans lequel son partenaire fait tout de même une apparition), Eric se lance dans la création d’une série pour Canal +, Platane, sorte d’univers parallèle où un Eric Judor de fiction tente de réaliser un long métrage ("La Môme 2.0") après avoir subi un accident. La série reçoit les honneurs d’une presse très élogieuse et du public, ce qui permet à Eric Judor d’attaquer une saison deux. Mais, pour paraphraser Les Bronzés 3, Eric et Ramzy sont « amis pour la vie » et n’oublient pas de revenir aux sources quand nécessaire. Avant Platane, le duo a ainsi incarné de gentils flics inadaptés sociaux avec Halal police d’Etat, sorti en février 2011. Encore plus idiot et improbable que les précédents films, ce remake satirique de la série Hawaï police d’Etat n’est pas dépourvu d’un arrière-fond politique avec les questions de l’immigration et du rapport à l’Algérie. Tout libérateur qu’il soit, le film ne réitère pas le box-office de Seuls Two, laissant présager une attente plus critique autour des prochains longs métrages du duo.


Extrait Seuls Two
Extrait Platane



BA Hallal Police d'Etat

Alors qu’Eric apparaîtra en juin 2012 dans le nouveau film de Quentin Dupieux, Wrong, et met en boîte la saison 2 de Platane, Ramzy poursuit des rôles divers dans plusieurs films dont le prochain Olivier Dahan, Les Seigneurs. Jamais en reste, Eric et Ramzy prépareraient un nouveau projet cinématographique réalisé par leurs soins. Au vu de leur parcours ces dernières années, la tonalité de ce long métrage reste difficile à imaginer, pouvant partir aussi bien dans le grand n’importe-quoi que révéler une nouvelle facette de leur humour. 

BA Wrong

Il n’est jamais facile de tracer sa propre route lorsqu’on naît artistiquement en duo. D’autres y sont parvenus, d’Omar Sy (d'Omar et Fred) ou de Kad Merad (de Kad et Olivier), avec à la clé un César pour chacun d’entre eux, mais cela nécessite souvent de casser une certaine image au risque de perdre ce qui fait l’essence du couple. Pour l’heure, Eric et Ramzy sont parvenus à rester Eric&Ramzy, un monstre à deux têtes, tout en expérimentant d’autres parcelles de leur métier. Alors, en attendant H sur grand écran, Halal police d’Etat en série télé ou encore le grand retour des Mots sur M6, tant de projets auquel personne n’a visiblement pensé, il est possible de revoir leurs films pour comprendre qu’il n’est jamais facile de faire marrer les gens durant près de vingt ans. 




Sitographie et sources :